Summary
Unemployment and, by rebound, poverty in Africa in general, and in Gabon in particular, are often due to the contempt of manual work, sector however provider of employment. Thus one does not want to be formed in these trades; worse, even formed, it happens sometimes that one does not answer positively the many job offers of the companies and other employers. One prefers the clerical work. Which are the sources of this dislike for the practical activity? Very remote, according to us, they could be located in Greek and Latin antiquity. But how is it possible to cure this disinterest? It is necessary to bring the African, in particular the Gabonese one, with a true change of mentality, by showing him, by the reasoning, the reflection, during meetings of discussion, better, of seminars relating to this philosophical topic of work (in particular of manual work), that the contempt of the body does not have a rational base and that manual work is even developing.
Introduction
Ce n’est un secret pour personne, sauf peut-être pour les aveugles ou les sourds qui ne peuvent rien savoir de ce qui se passe en Afrique et particulièrement au Gabon : l’existence, le développement préoccupant du chômage et de la pauvreté. Il convient de souligner que les emplois ne manquent pas, pourtant l’on chôme ! Paradoxe ? Pas du tout. Les travaux proposés n’intéressent pas grand monde. Pourquoi ? Le manque de qualification est accusé comme responsable de cette situation déplorable. Et l’Office National de l’Emploi, au Gabon, pourrait, à loisirs, montrer comment, statistiques à l’appui, les emplois offerts par des entreprises et autres employeurs ne trouvent pas preneurs, faute précisément de qualification. Poussons plus loin notre inspection.
Et là – oh, stupeur ! – nous tombons des nues, face à un phénomène difficile à comprendre, à expliquer, du moins de prime abord. De quoi s’agit-il ? Il arrive que le chômeur soit qualifié pour un travail manuel, mais que curieusement, il fasse parfois la fine bouche et qu’il ne réponde pas favorablement à une offre d’emplois. Pour quelle raison cette fois-ci ? Tout simplement parce qu’il préfère une fonction de bureau et déteste le travail manuel.
Creusant un peu plus, nous nous rendons compte que le manque de qualification dénoncé tout à l’heure tient finalement à ce désintérêt pour la chose manuelle. En effet, les gens ne veulent pas se former aux métiers manuels parce que ceux-ci sont avilissants98. Pourquoi cette répulsion pour l’activité manuelle. Et surtout, comment y remédier ? Chercher à répondre à cette double interrogation sera notre problématique au cours de ces quelques réflexions que nous nous proposons de vous livrer dans le présent article.
98 Au fait, dans ce registre, il serait intéressant de connaître le nombre de jeunes ou de moins jeunes qui frappent, de gaieté de cœur, aux portes des structures d’enseignement technique et de formation professionnelle mus réellement par le seul souci de se former pour travailler, plus tard, surtout de leurs mains. Beaucoup (pas tous, heureusement) y entraient (y entrent ?) faute (pour une multitude de raisons) d’avoir pu entrer dans une structure d’enseignement général, enseignement conduisant à coup sûr (ou presque), estime-t-on, à l’emploi de bureau.
Origine
Pourquoi ce dégoût pour l’activité manuelle, demandions-nous. Quelle est l’origine d’un sentiment aussi bizarre ? Nos recherches nous renvoient à la nuit du passé. En effet, c’est dans l’antiquité grecque et latine que ce désintérêt pour le travail manuel semble plonger ses racines99. Cette thèse peut paraître curieuse ; elle est en tout cas inattendue, au moins pour la raison suivante : quel lien entre les anciens Grecs et Latins et l’Africain, singulièrement le Gabonais ? Il nous est difficile de nous livrer ici à un travail d’historien de l’antiquité ou de l’historien tout court pour enquêter sur les filiations entre les cultures, dans l’espace et dans le temps. Une chose semble sûre : sans être forcément partisan zélé de la théorie diffusionniste en anthropologie (avec G. Gerland, M. Wagner, F. Ratzel, L. Frobenius, F. Boas, etc.), l’on peut pourtant soutenir qu’il y a nécessairement des contacts entre cultures, aujourd’hui comme hier, entre sociétés voisines ou non, contacts directs ou indirects. Fort de ce postulat, demandons-nous alors quelles sont ces sources grecques et latines qui auraient influencé, consciemment ou non, directement ou indirectement, la pensée de l’Africain, notamment du Gabonais.
Intéressons-nous d’abord à l’idée de travail, au mot même, à son étymologie qui promet d’être riche d’enseignements. La langue latine se sert de deux termes pour traduire le français travail : labor et opus. Le premier évoque l’idée de peine, d’où, par exemple, l’exclamation c’est laborieux, pour signifier que ce qui a été fait l’a été avec peine, avec difficulté voire avec souffrance ; le labeur est un travail difficile. D’ailleurs, aux dires des chercheurs, le mot travail vient de tripalium qui exprime la torture, l’assujettissement ; et tripaliare renvoie à torturer. Une fine analyse du vocable tripalium nous amène à découvrir qu’on peut le décomposer en tri-palium (tri palus, trois pieux) pour désigner une machine à trois pieux et dont on se servait autrefois, pour ferrer les animaux (chevaux, ânes, bœufs …) pour les tenir ensemble de force afin de les faire travailler ensemble, exemple labourer. Faut-il rappeler que labourer vient de labor (laborare) ? L’on peut même aller plus loin avec cette langue latine. Otium (le loisir studieux) est différent, s’oppose même à negotium (le travail, les affaires). Quant au terme Opus, non seulement il n’exprime pas l’idée de peine, mais encore il indique plutôt l’œuvre accomplie et c’est ce sentiment qui est plus important et est mis en valeur ici. Voilà pour l’étymologie latine du mot travail. Nous voulons maintenant faire intervenir Platon comme origine probable de cette répugnance pour le travail manuel. Qu’est-ce à dire ? Ce dégoût se manifeste d’abord par le mépris du corps affiché chez ce philosophe. Partons de la hiérarchisation, de la classification des individus dans la société grecque selon lui. Dans sa cité idéale, il prévoyait trois classes distinctes100 :
- a) les dirigeants, les chefs c’est-à-dire les philosophes (animés par la raison ou la sagesse, le courage et la tempérance) qui administrent la cité, b) les soldats ou les guerriers (animés par le courage et la tempérance) qui défendent la cité contre les voisins et c) le peuple, c’est-à-dire les artisans, les laboureurs, les hommes de négoce, etc. (animés par la seule tempérance) qui produisent les biens de consommation de la cité. Les deux dernières classes sont des classes inférieures par rapport à celle des philosophes, celle des C’est que dans ces deux, le travail, d’une façon ou d’une autre, se fait avec la main, avec le corps. Le travail manuel est un travail d’esclave, à la différence de l’activité du penseur qui est noble, celle des hommes libres. Ces idées platoniciennes retentiront sur Aristote. Tout ce qui est artisanat est ici, méprisé, au point d’ailleurs que dans la cité idéale, aucun artisan n’est citoyen à part entière. P.M. Schuhl101 nous indique même que le mot
99 Certains avancent que ce sentiment fait partie des séquelles de la colonisation, notamment française. En clair, les colons ont initié, favorisé le travail de bureau (déjà à partir de planton et autres petits commis de bureau). Il nous est difficile de discuter cette thèse. En revanche, nous voulons seulement nous demander si cette idée est née dans les pays de ces colonisateurs. Il semble que non. Ces colons, finalement, n’auront été que des intermédiaires par qui elle serait arrivée chez l’Africain et le Gabonais, et venant de loin, de très loin
100 La République, trad., notes par R. Baccou, Paris, Garnier Flammarion, 1966, Livres V, VI, VII
101 Machinisme et Philosophie, Paris, PUF, 1969 (3e éd.), p. 35
grec banausos (artisan) était devenu synonyme de méprisable. Ce même mépris s’applique aussi au commerçant, dans la mesure où, pour Aristote, il n’y a que deux positions, deux situations dans la société pour le Grec : il mène une vie soit active (toutes les catégories de Grecs autres que les philosophes) soit contemplative, de réflexion (les philosophes exclusivement). Ces considérations nous rappellent l’opposition, tout à l’heure, chez les latins, entre otium et negotium. Par ailleurs, celles-ci sont peut-être à l’origine de la distinction que feront, plus tard, certains penseurs, à tout ou à raison, entre travail intellectuel et travail manuel ; dans le cadre du premier, on invente, on dirige ; quant au second, il est fait pour exécuter tout simplement.
Platon va encore plus loin dans ce dédain du corps. Le corps (sôma) est une prison, un tombeau (sêma) pour l’âme102. Finalement, le corps est poids lourd, un obstacle, un mal pour l’âme, sur le double plan de la connaissance et de l’action103. Au niveau de la connaissance, il empêche l’âme d’atteindre la véritable connaissance, les Idées ; et sur le plan de l’action, de la morale, le corps l’entraîne au mal (guerres, dissensions…), il la souille, et est à l’origine des passions. D’où nécessité de le contrôler sévèrement, rigoureusement et même de s’en méfier.
Ce dédain du corps va se retrouver dans la pensée chrétienne, surtout autrefois, pensée teintée, il est vrai, de platonisme. Comment se manifeste ce mépris ? Sur ce plan, l’être humain pèche parce que le corps l’a entraîné au mal, d’où nécessité impérieuse de l’ascétisme, de la maîtrise, de la discipline du corps pour réduire voire annihiler son influence forcément néfaste, nocive, nuisible sur l’âme de l’individu. Dans l’Ancien Testament, on prônait le renoncement au monde pour Dieu, afin de se rendre plus libre pour son service. Y a-t-il ici mépris du monde ? Certains ont voulu le faire penser, peut-être à tort. Et l’on retrouve là l’ascèse de l’antiquité grecque (platonicienne pour mériter plus tard la récompense dans l’autre monde ou même stoïcienne pour atteindre la liberté et l’impassibilité du sage). L’on comprend que les auteurs du Petit dictionnaire de théologie catholique aient dû reconnaître que le néoplatonisme en tant qu’expression et projection philosophique de l’esprit de l’époque patristique, a eu la plus haute importance pour la première élaboration scientifique de la réflexion du christianisme sur lui-même. Origène et Augustin ont été, chacun à sa manière, des néoplatoniciens et ainsi toute la théologie des Pères (aussi multiforme qu’elle soit) est néoplatonicienne104. Cette aversion pour l’activité manuelle, parce que dévalorisante se maintient aujourd’hui – ou se maintenait il n’y a pas longtemps encore – à travers certaines pratiques dans notre système éducatif. Nous savons tous que la punition classique, dans le Primaire et le Secondaire, en tout cas au Gabon, consiste à faire faire du travail manuel (débroussailler à la machette, par exemple) à l’élève fautif. La grave conséquence de cette décision apparemment anodine est que, pour l’élève, travail manuel rime désormais avec punition donc avec dévalorisation.
Remède a cette situation
Telles sont donc ou nous paraissent être les sources lointaines, très lointaines de ce désintérêt pour l’activité manuelle, une activité dévalorisante, à défaut d’être totalement vile. Comment remédier à ce mauvais sentiment ? Comment en guérir l’Africain, notamment le Gabonais ? Deux possibilités, deux remèdes, sans doute d’inégale valeur, s’offrent : obliger l’individu (manu militari ?) à travailler des ses mains ou le convaincre de le faire de son plein
102 Gorgias, trad., notes par E. Chambry, Paris, G. Flammarion, 1967, 492
103 Cf. Phédon, trad., notes par E. Chambry, Paris, G. Flammarion, 1965, de 64 d-65 c à 72 b-73 b ; cf. aussi dans Phèdre, trad., notes par E. Chambry, Paris, G. Flammarion, 1964, 246 a-246 e, l’image de l’attelage ailé pour
représenter l’âme : un cocher et ses deux chevaux, l’un docile, l’autre insoumis et qui ne veut pas ou ne peut pas avancer, s’élever dans le ciel, ce qui bloque l’ensemble et l’amène à retomber.
104 Par K. Rahner, G. Vorgrimler, traduction de l’allemand par P. Démann et M. Vidal, Paris, Seuil, 1970, art. Néoplatonisme.
gré. La première solution ne nous paraît pas réaliste car les résultats escomptés ne sont pas garantis. En clair, il n’en aimera pas pour autant le travail manuel. Pire, il risque fort de le détester davantage. En revanche, on pourrait l’amener, par la réflexion personnelle, donc par le raisonnement, à se convaincre, à se persuader de la vacuité des arguments qui le poussent à ne pas aimer l’activité manuelle. Ainsi pourra-t-il se rendre compte que le corps n’est pas méprisable (pas même dans la pensée chrétienne bien comprise) et que, par contrecoup, ce genre de travail est valorisant. Nous parlons de pensée chrétienne. Faisons d’abord remarquer que le néoplatonisme évoqué tout à l’heure et qui a influencé cette pensée chrétienne n’a pas pu l’envahir totalement. Par exemple, des travaux d’exégèse ont été entrepris qui tendent à montrer (ou qui montrent carrément) que Saint Augustin et, en gros, toute la pensée des Pères de l’Église, même influencés à un moment et dans une certaine mesure par le néoplatonisme, ont gardé intacte dans son fond — on est en droit de le soutenir — la pensée catholique romaine. C’est ainsi que selon K. Rahner et H. Vorgrimler, s’appuyant sur le Nouveau Testament, il faut d’abord, à la suite de Saint Paul, distinguer la chair (sarx) et le corps (sôma). Ce dernier, il convient de le préciser, désigne aussi bien le corps terrestre que le corps céleste, l’unité de tout l’homme, soumis ici-bas à la concupiscence, au péché et à la mort, mais destiné à être élevé et transformé par l’esprit105. Et, dans la pensée chrétienne d’aujourd’hui, des efforts notables sont faits en vue de réconcilier l’anthropologie des Pères de l’Église dont Saint Augustin (anthropologie d’inspiration platonicienne ou néoplatonicienne) et ce qu’il est convenu d’appeler l’anthropologie biblique (surtout du Nouveau Testament). Mieux encore.
Le récent Catéchisme de l’Église catholique, résultat du concile Vatican II, remet les pendules à l’heure, comme on dit. Une nouvelle saisie, une approche plus juste, plus adéquate du corps se précisent dans ce document. On y lit : « la personne humaine, créée à l’image de Dieu, est un être à la fois corporel et spirituel106 ». « L’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme comme la forme du corps ; c’est-à-dire, c’est grâce à l’âme spirituelle que le corps constitué de matière est un corps humain et vivant ; l’esprit et la matière, dans l’homme, ne sont pas deux natures unies, mais leur union forme une unique nature107 ». Il n’y a donc pas de place ici pour le mépris du corps, bien au contraire. Et le psalmiste de prier : « Seigneur, merci d’avoir fait de mon corps une aussi grande merveille108 ». L’ascèse dont il était question tout à l’heure est de même à comprendre dans une véritable perspective chrétienne, notamment telle qu’elle se dégage du Nouveau Testament. En effet, « l’ascèse chrétienne ne doit pas s’inspirer du mépris du monde, ni d’un reniement ou d’une fuite des tâches terrestres109 », attitude, en fait, de l’incapable « trop faible ou trop lâche pour l’affronter et le maîtriser dans ce qu’il a de grand et de difficile110 » ; l’ascèse chrétienne n’est pas non plus un « moyen pour arriver à la vertu111 », ni une occasion où « l’homme offre à Dieu des sacrifices112 », signes d’on ne sait quelle sainteté. Qu’est-elle donc ? Écoutons encore ces deux théologiens : « L’ascèse chrétienne s’enracine en réalité dans une interprétation exclusivement chrétienne de l’existence humaine comprise comme un tout. L’homme doit assumer existentiellement, et sans aucune tricherie, ce qui remet en question la possibilité, pour l’existence humaine, de
105 Petit dictionnaire de théologie catholique, ouvrage cité, art. Corps.
106 Le catéchisme de l’Église catholique, Paris, Mame / Plon, 1992, 1e partie, 2e section, §6, n° 362, p. 83.
107 Id. §6, n° 365, p 84 : Le Petit dictionnaire de théologie catholique l’exprime autrement : « L’homme est substantiellement un de telle sorte que cette unité prime dans son essence, une pluralité pourtant réelle, authentique et irréductible : il est un quant à son origine, à son existence et à sa destination finale », ouvrage cité, art. Création de l’homme.
108 Alliance Biblique Universelle, Le Nouveau Testament et les Psaumes, traduits de l’hébreu et du grec en français courant, Paris, Société biblique française, 1993, psaume 139 (138), 14.
109 Petit dictionnaire de théologie catholique, ouvrage cité, art. Ascèse.
110 Ibid.
111 Ibid.
112 Ibid.
trouver à l’intérieur de ce monde son sens achevé : la mort113 ». Au surplus, l’on peut se rendre compte que même la position apparemment dure de Platon vis-à-vis de ce qui est non intellectuel va, elle aussi, se ramollir, si l’on permet une telle façon de s’exprimer. Une nouvelle façon de concevoir le travail manuel apparaît, dans la pensée chrétienne et dans la pensée philosophique. Faisons d’abord remarquer avec la Bible que même si le travail est une punition, il ne l’est pas au départ de la création. Avant que le péché originel ne soit consommé, Adam avait été introduit dans le jardin d’Éden « pour cultiver le sol et le garder114 ». D’autres détails permettent de penser, amènent même à conclure que le travail manuel n’était pas déprécié selon la Bible, qu’il s’agisse de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Joseph (père nourricier de Jésus) était charpentier. Et dans ces Écritures saintes, les auteurs prennent souvent des exemples de travailleurs se servant de leurs mains : ouvriers, moissonneurs, pêcheurs…). L’on comprend alors le chrétien quand il chante : « L’immense foule des hommes, courbés sur le travail, ingénieurs et ouvriers, paysans et vignerons : c’est l’humanité, ô Seigneur, ici rassemblée ! ». Et l’idée même de création de l’homme va dans ce sens : « Dieu modela l’homme avec la poussière prise du sol115 », modeler, c’est travailler manuellement.
De son côté, la philosophie va elle aussi nous montrer que le mépris du travail manuel ne se justifie pas. Il ne serait plus de mise aujourd’hui de parler de l’ingénieur voire du technicien dans les termes irrespectueux qu’affectionnaient Platon et autres Aristote, ces ingénieurs et techniciens qui travaillent aussi bien de leurs mains que de leur tête, il est vrai, à des degrés variables. Dans ce cadre de la philosophie, l’on a même pu soutenir que c’est le travail (dont le travail humain) qui définit l’homme. Quelques exemples peuvent nous aider à illustrer cette prise de position des philosophes. Donnons la parole à K. Marx : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. (…). Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie116 », idée explicitée par G. Bataille de la façon suivante, parlant de l’homme : « Il change (…) le monde extérieur, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain117 ». À verser encore à ce dossier, cette fameuse thèse de K. Marx et F. Engels sur Feuerbach dans L’Idéologie allemande : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer118 ». On serait, certes, tenté d’objecter que l’on ne transforme pas qu’avec les mains ; si l’on veut, mais nul n’aurait tort non plus de soutenir que l’on transforme aussi, peut-être même, essentiellement avec celles-ci, s’en tenant au sens propre de transformer, faire changer de forme. Il est vrai qu’avant de le faire, on réfléchit d’abord à la nouvelle forme souhaitée. Mais, une fois de plus, la transformation effective n’a lieu qu’avec les mains ! Et lorsque, bien avant K. Marx, G. Bataille et autres, Descartes avaient eu ces mots restés célèbres : « (…) au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi de nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature119 », le doute n’est plus permis, il s’agit d’abord (et peut-être même, essentiellement) de travail manuel, de l’activité physique du technicien, de l’ingénieur, en tout cas, tout
113 Ibid.
114 Genèse II, 15, Bible trad. T.O.B, Paris Alliance Biblique Universelle / Le Cerf, 1975.
115 Genèse II, 7, Bible, trad. T.O. B, ouvrage cité.
116 Le Capital, 1867, Livre I, 3e section, chap. 7, cité par A. Roussel, G. Durozoi, Philosophie, Notions et textes, Paris, Nathan, 1989 (nouvelle éd.), p. 265.
117 L’Érotisme, cité par A. Roussel, G. Durozoi, ouvrage cité, p. 264.
118 Première Partie, trad. R. Cartelle et G. Badia, Paris, Éd. Sociales, 1968, p. 142 (11e thèse)
119 Discours de la méthode, VI, in Œuvres et Lettres, Textes présentés par A. Bridoux, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1953, p. 168.
l’opposé, tout le contraire de l’individu contemplant, rêvant, rêvassant devant la nature et ses éléments. De même, dans la célèbre dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel120, c’est le travail manuel qui est le moyen de salut, de libération pour l’homme. L’esclave travaille à la place du maître qui, finalement, ne sait plus rien faire de ses mains, comme cuire ses aliments, cultiver son jardin, allumer son feu, etc. Du coup, il devient dépendant donc esclave de son esclave ! Ce dernier, à partir de ce moment, devient le maître, non seulement parce qu’il a quelqu’un (son ancien maître) qui désormais dépend de lui pour sa survie, mais aussi parce qu’à force de travailler, il a maintenant appris à dominer la nature, ce qui le rend dorénavant libre.
Conclusion
Que résulte-t-il de nos recherches ? Nos investigations nous ont permis de découvrir ou, plus exactement, nous ont fait avancer comme hypothèse plausible, que le mépris de l’activité manuelle vient de loin, de très loin, de l’antiquité grecque et latine, de la philosophie et de la pensée religieuse. En interrogeant les mêmes pensées sous d’autres angles, nous venons de constater que, réflexion faite, cette thèse du travail manuel comme activité dévalorisante, avilissante, ne résiste pas à un examen rigoureux. Mais notre argumentation portera-t-elle des fruits, c’est-à-dire est-on sûr que l’Africain, le Gabonais, va désormais considérer le travail manuel autrement qu’il ne le fait aujourd’hui et ne plus être pauvre parce que chômeur ? Une chose reste sûre : nous avons proposé cette solution, une solution abstraite, la seule, à notre sens, sur le plan philosophique qui nous semble pouvoir guérir l’Africain, le Gabonais, de ce mauvais penchant.
Résumé
Le chômage et, par ricochet, la pauvreté en Afrique en général, et au Gabon en particulier, tiennent souvent au mépris du travail manuel, secteur pourtant pourvoyeur d’emplois. C’est ainsi que l’on ne veut pas se former dans ces métiers-là ; pire, même formé, il arrive parfois que l’on ne réponde pas positivement aux nombreuses offres d’emplois des entreprises et autres employeurs. On préfère le travail de bureau. Quelles sont les sources de ce dégoût pour l’activité manuelle ? Très lointaines, selon nous, elles pourraient se situer dans l’antiquité grecque et latine. Mais comment remédier à ce désintérêt ? Il faut amener l’africain, notamment le Gabonais, à un véritable changement de mentalité, en lui montrant, par le raisonnement, la réflexion, au cours de séances de discussion, mieux, de séminaires portant sur ce thème philosophique du travail (notamment du travail manuel), que le mépris du corps n’a pas de fondement rationnel et que le travail manuel est même valorisant.
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