Résumé
La formation tout au long de la vie est l’un des piliers de la nouvelle réforme de la formation professionnelle en Tunisie (2014-2018). Toutefois, le dispositif de la formation professionnelle tunisien continue repose depuis deux décennies sur l’approche par compétences. Il y a donc lieu de s’interroger sur les liens entre cette approche et les visées de la formation tout au long de la vie, notamment au niveau des fondements conceptuels et théoriques, de l’élaboration des curricula et des pratiques de l’évaluation des résultats de l’apprentissage.
Sur la base d’une recherche qualitative à portée exploratoire, nous essayons de montrer s’il est correct de développer la FTLV, qui est issue d’un cadre de référence spécifique, sur la base de l’APC qui est le produit d’un autre cadre de référence, ou s’il y a lieu d’enregistrer certaines limites.
Mots clés
Savoir, compétences, performance, émancipation, apprentissage
Introduction
Il y a quelques années en Tunisie, l’initiation du projet de la « validation des acquis de l’expérience » (VAE) a permis en dépit d’une résistance de certaines organisations professionnelles et académiques pour diverses raisons, de propulser davantage les débats concernant la place des différentes voies d’apprentissage, le statut des savoirs professionnels et les approches de l’évaluation des compétences professionnelles. Ceci a étendu les ambitions pour considérer la formation tout au long de la vie dans la politique nationale de développement des ressources humaines. Une telle orientation a fait de la formation tout au long de la vie l’un des piliers de la nouvelle réforme de la formation professionnelle en Tunisie (2014-2018). Toutefois, le dispositif de la formation professionnelle tunisien continue à reposer depuis deux décennies sur l’approche par compétences, il y a donc lieu de s’interroger sur les liens entre cette approche et les visées de la formation tout au long de la vie, notamment au niveau des fondements conceptuels et théoriques, de l’élaboration des curricula et les pratiques de l’évaluation des résultats de l’apprentissage.
Notre contribution, par cet article, s’inscrit dans une perspective de visibilité problématique suscitant principalement la réflexion sur les (in)cohérences qui pourraient émerger dans le développement de la formation tout au long de la vie basée dans son application sur l’approche par compétences. Plus concrètement, nous essayons de comprendre s’il y a une complémentarité entre la formation tout au long de la vie dans son application basée sur l’approche par compétences ou au contraire, si cette application peut générer des tensions ?
Problématique et objectifs de recherche
Tout le monde s’accorde à dire que la formation tout au long de la vie est « le nouvel ordre éducatif » (Field, 2000), permettant de répondre aux attentes économiques, sociales et individuelles. Cependant, cette orientation serait traversée par certaines ambivalences.
En fait, cette nouvelle orientation suppose des nouvelles organisations pédagogiques et considérations didactiques. Ainsi Alheit et Dausien (2005) proposentde nouveaux environnements d’apprentissage rompantavec les pratiques traditionnelles des institutions de formation notamment au niveau des stratégies d’apprentissage et des contenus de programmes d’études.
En effet, les débats d’aujourd’hui, comme le souligne (Gaussel, 2011) insistent sur une nouvelle conception des espaces d’apprentissage avec un éclatement du modèle pédagogique conventionnel, ou encore la mutation des métiers et des didactiques de la formation tout au long de la vie dans la société de savoir.
Nous nous référons à l’approche par compétences (APC) qui est l’approche appliquée dans la formation professionnelle en Tunisie. Nous nous demandons si cette dernière est en mesure de considérer la formation tout au long de la vie (FTLV) et si elle présente une réponse adéquate à ses exigences pédagogiques et didactiques ? Ou au contraire sommes-nous devant une épreuve de tension ?
« Aujourd’hui, une des principales dérives de l’approche par compétences est la relégation des savoirs au rayon des garnitures intellectuelles » (Crahay, 2006).
Bien que les questionnements évoqués par les auteurs cités ci-dessus, se rapportent séparément à deux problématiques, à savoir la FTLV et l’APC, nous partons du contexte tunisien où la réforme de la formation professionnelle est marquée par la tendance vers le développement de la FTLV tout en consolidant la logique de l’approche par compétences comme stratégie d’apprentissage. Ainsi, nous nous sommes préoccupés par la cohérence de cette option dans ces composantes épistémologiques, conceptuelles etopérationnelles. De ce qui précède, nous pensons que l’expérience de l’approche par compétences procurerait un terrain particulièrement riche pour l’analyse des fondements, des paradigmes et des conditions dans lesquelles s’opèrerait le rapprochement/distanciation entre cette approche une fois appliquée dans une logique de formation tout au long de la vie. C’est dans ce cadre que s’inscrit notre problématique de recherche qui se propose de montrer si l’approche par compétences constitue une stratégie d’apprentissage pour la formation tout au long de la vie ? Ou si elle pourrait être à l’origine de contradictions affectant un processus d’apprentissage privilégiant l’émancipation de l’individu ?
Nous formulons notre problématique comme suit : La formation tout au long de la vie et l’approche par compétences : processus de complémentarité ou épreuve de tension ?
Dans le même sens, nous posons la question de recherche principale suivante : Dans quelle mesure l’approche par compétences s’inscrit dans le développement de la formation tout au long de la vie ?
Pour ce faire, notre recherche viserait à répondre aux questions de recherche suivantes :
- Quels rapports entre les fondements conceptuels et théoriques de la FTLV et l’APC ?
- En quoi l’APC pourrait être considérée comme un processus d’apprentissage pertinent dans la FTLV ?
- Dans quelles limites l’évaluation selon l’APC pourrait servir les visées émancipatrices de la FTLV ?
Démarche méthodologique
Cadre théorique
Pour mener ce travail, nous inscrivons notre recherche dans une logique socioconstructiviste. Cette inscription nous renvoie épistémologiquement, puisqu’on est dans le champ de l’éducation, au pragmatisme. Il nous revient de le décrire et de justifier ce choix. En outre, nous faisons de la didactique professionnelle la base fondamentale de nos analyses et de nos réflexions. En fait, la didactique professionnelle est un champ de recherche émergeant qui se base sur les apports de l’ingénierie de formation, la psychologie du travail, l’ergonomie et la didactique des disciplines (Pastré et al., 2006).
Nous abordons dans ce cadre la théorie de la conceptualisation et la place du schème dans le développement des compétences. Nous puisons, d’autre part, de la psychologie cognitive, des théories de l’activité, de l’épistémologie des savoirs professionnels et des courants de pensées de l’apprentissage tout au long de la vie. Nous accordons aussi une place importante à la définition des concepts clés dans cette recherche tout en identifiant l’origine et les fondamentaux de la FTLV ainsi que ceux de l’APC.
Fondements et visées de l’APC
Avant de présenter l’APC, il est important de porter certaines clarifications sur la notion de compétence qui est une notion complexe et hypothétique. Par nature, la compétence est inobservable et ne peut qu’être inférée à partir de ses manifestations externes (Leplat, 1997).
Nous n’ambitionnons pas dans cet article de nous étaler largement sur cette notion et nous nous limitons à l’acceptation des didacticiens de la compétence comme forme opératoire de la connaissance. Selon Vergnaud (1998), la compétence comporte une dimension interne. Cette dimension est constituée de l’organisation cognitive de l’activité qui se manifeste sous forme de schèmes.
En ce qui concerne l’APC, il y a un accord controversé mais dominant que l’APC est issue fondamentalement du behaviorisme et marquée dans ses détails par l’organisation du travail appliquée dans le monde de l’industrie.
L’approche par compétences, depuis sa genèse, vise principalement la performance. Ceci est traduit dans l’élaboration des curricula et les pratiques de l’évaluation qui mettent en valeur les comportements observables et mesurables. Carette (2007), définit cette approche comme suit : « L’approche par compétences définit ce qui est attendu des élèves à certains moments de leur cursus scolaire, mais en aucun cas ne définit réellement la manière pour les rendre compétents. En d’autres termes, les pouvoirs politiques en introduisant la notion de compétence se sont prononcés sur ce que les élèves devaient être capables de faire à certains moments de leur cursus scolaire sans réellement se préoccuper de la manière d’y arriver. »
Fondements et visées de la formation tout au long de la vie
La société postmoderne permet un grand éventail de chances et de perspectives à l’individu confronté à un ensemble de risques et d’incertitudes. Ainsi les connaissances et les compétences sont devenues un enjeu majeur pour l’individu dans son interaction avec son environnement. Par ailleurs, la forte demande sur les compétences polyvalentes et les savoirs innovants dans un monde en perpétuels changements fait de la formation tout au long de la vie le tremplin adéquat pour satisfaire ces besoins.
C’est dans ce cadre que s’inscrit la formation tout au long de la vie, qui considère tous les modes et formes d’apprentissage qu’ils soient formels, non formels ou informels. Lancée il y a une quinzaine d’années par un petit cercle d’experts auprès de la Commission européenne, l’expression « formation tout au long de la vie »
est d’abord un appel à rénover en profondeur nos conceptions sur l’apprentissage et la place des compétences dans le développement économique et social. Le modèle social d’acquisition des connaissances en début de vie et de formation, essentiellement tournée vers l’adaptation à l’emploi, est révolu », explique Vincent Merle, (2004).
Bien que les objectifs de la formation tout au long de la vie soient identifiés et partagés, la définition de ce « concept » reste objet de débat. En dépit de ça, force est de constater que la formation tout au long de la vie impose de nouveaux paradigmes dans l’organisation de l’apprentissage, de nouvelles approches dans l’évaluation des compétences et notamment la prise en compte des nouveaux environnements et situations de l’apprentissage. Ainsi, la formation tout au long de la vie se veut un projet d’équité permettant l’accès au savoir, l’ascension sociale et un cadre d’émancipation des individus.
Entre la FTLV et l’APC, des visées à clarifier
Outre l’ensemble des visées de l’APC, nous nous limitons aux deux visées suivantes qui nous semblent en rapport avec l’objet de notre article :
- donner du sens aux connaissances, par la construction des compétences à la place de transmission de savoirs ;
- la compétence ne s’apprécie que dans sa globalité à la fin du processus d’apprentissage elle s’infère d’une
Toutefois, la FTLV s’est imposée à ses débuts comme un alternatif ou un concept innovateur permettant l’employabilité de l’individu dans une société de risques et en perpétuels changements. Néanmoins, force est de constater que la FTLV s’est vue conférer de nouvelles visées développées dans un contexte repensé de la société de savoir. En effet, la FTLV est considérée aujourd’hui comme un projet de société garantissant l’émancipation de l’individu et favorisant son ascension sociale.
Ces visées déjà mentionnées ci-dessus nous amènent à traiter nos questions de recherche stipulées auparavant en adoptant une méthodologie dont les fondamentaux seront présentés davantage dans le paragraphe qui suit.
Méthodes d’analyse retenues
Notre recherche est plutôt qualitative à portée exploratoire. Nous tenons, dès le départ, à ne pas nous engager dans l’élaboration des hypothèses.
Nous considérons que les deux piliers de cette recherche sont l’analyse de contenu autant manifeste que latente et les entretiens (principalement semi- ouvert).
Nous précisons encore que notre champ de recherche est la formation professionnelle initiale, c’est pourquoi l’analyse de contenu aura à collecter des données au niveau officiel auprès des ministères (principalement le ministère de la Formation professionnelle et de l’emploi) et ses agences concernées. Ces données concernent notamment les textes juridiques (lois, décrets…), notes d’orientations stratégiques, guides et référentiels… ainsi qu’au niveau académique (revues, articles, thèses…).
Un second travail va consister notamment aux choix et définition des unités de classification, suivis d’une catégorisation et d’une classification des unités.
Pour l’entretien, nous comptons travailler principalement avec les acteurs concernés (responsables, formateurs au niveau des centres de formation et les ingénieurs de formation relevant de la structure en charge).
Nous délimitons notre périmètre de recherche aux résultats d’un groupe de diplômés de la formation professionnelle initiale dans une spécialité ayant voulu passer à un niveau supérieur de formation (du CAP au BTP – ou bien du BTP au BTS, et même identifier des apprenants ayant fait un parcours du CAP vers le BTS) dans un secteur de formation bien déterminé.
Considérant la voie d’apprentissage informelle, nous envisageons aussi de nous repencher sur les résultats mentionnés dans notre mastère de recherche (2011) concernant « le sort » des candidats à la validation des acquis de l’expérience VAE, qui ont été évalués selon les paradigmes de l’APC, dans leurs parcours dans la FTVL.
Résultats attendus
Notre ambition est d’essayer de montrer s’il est correct de développer la FTLV, qui est issue d’un cadre de référence spécifique, sur la base de l’APC qui est le produit d’un autre cadre de référence, ou s’il y a lieu d’enregistrer certaines limites.
Nous signalons que notre recherche est en cours de réalisation, nous nous empêchons de prétendre avoir déjà des résultats surtout que nous sommes partis dès l’annonce de la problématique sans élaboration d’hypothèses.
Toutefois, les résultats attendus, devraient en principe répondre aux questions suivantes :
- Quels rapports entre les fondements conceptuels et théoriques de la FTLV et l’APC ?
- En quoi l’APC pourrait être considérée comme un processus d’apprentissage pertinent dans la FTLV ?
- Dans quelles limites l’évaluation selon l’APC pourrait servir les visées émancipatrices de la FTLV ?
Conclusion
Nous sommes partis d’interrogations portant sur les liens entre la FTLV et l’APC notamment au niveau des fondements conceptuels et théoriques, de l’élaboration des curricula et de l’approche de l’évaluation des apprentissages. Notre ambition est d’essayer de montrer la possibilité de l’émergence de certaines (in)cohérences éventuelles en adoptant une réforme favorisant la FTLV dans un système de formation fonctionnant sur la base de l’APC.
Nous devons signaler que notre recherche est en cours de réalisation, et que nous ne disposons réellement que de pré-résultats.
Cette recherche souhaite ouvrir d’autres perspectives de recherches et des pistes à explorer entre les modèles pédagogiques et les considérations didactiques à adopter et les exigences de la FTLV dans une société de savoir.
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Le cas de la formation professionnelle au Québec.
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