Éducation au Daara et insertion dans l’économie informelle à l’épreuve des manifestations identitaires par Sokhna Diouf Faye fayediouf@yahoo.fr

Résumé

Depuis quelques décennies, on assiste à l’émergence de plus en plus d’acteurs issus du Daara qui réussissent dans la création d’entreprises du secteur informel sénégalais. Cela est souvent expliqué par l’irruption des profils inadaptés d’acteurs exclusivement issus de l’école laïque française dans le tissu économique. Ces derniers sont plus fortement touchés par le chômage que les jeunes issus du Daara, en particulier sur le marché du travail et par rapport à la création d’emplois dans ce secteur dit informel. L’enseignement de type religieux, plus connu le sous le nom de « Daara », reste la seule option pour de nombreux apprenants d’origine modeste, notamment en milieu rural. Aujourd’hui, ces individus formés au Daara enregistrent des résultats impressionnants en l’absence de toute subvention de l’État et autres soutiens financiers reçus. Plusieurs raisons expliquent ce constat surprenant, fruit d’un travail de plus grande envergure qui explore l’hypothèse de l’existence d’effets éducatifs potentiels du Daara dans les transactions commerciales. S’agit-il d’aptitudes qui sous-tendent le développement de l’esprit d’entreprise ? L’éducation de Daara est basée sur un processus de transmission de compétences et de savoir- faire qui favorise l’émergence des valeurs indissociables à la propension à obéir aux ordres et à se soumettre à l’autorité supérieure, condition d’une organisation optimale des efforts communautaires. Ainsi, le système d’enseignement virtuel, ou Daara virtuel, confirme les avantages de l’apprentissage social fondé sur des valeurs, mais aussi sur une justification idéologique, comme c’est le cas de la confrérie Murid (une communauté islamique qui prétend promouvoir l’éthique du travail et la discipline). Cette confrérie continue d’enregistrer les plus impressionnants succès en affaires : des chaînes de magasins dans les marchés publics, des agences et chantiers immobiliers qui émergent à travers le pays ont permis de constituer un puissant secteur dit informel.

Le Daara Murid est ainsi reconnu pour encourager ses adhérents à devenir des entrepreneurs. Très tôt, les apprenants se retrouvent dans des situations où les compétences socioprofessionnelles sont mises à l’épreuve, et où le succès en affaires commerciales est hautement visible. Discipline et travail acharné y sont considérés comme des éléments nécessaires de la vie quotidienne. Ce capital culturel a permis aux apprenants des Daara de devenir les entrepreneurs agressifs qu’ils sont aujourd’hui. De plus, la confrérie crée, entre autres, des liens de solidarité pour le développement de la Communauté, au-delà des gains personnels. Elle favorise le partage de l’expertise commerciale, les prêts de capitaux à bas taux d’intérêt destinés à l’investissement et autres aides à la création d’entreprises.

Cependant, peu de données quantitatives sont aujourd’hui disponibles pour effectuer une évaluation comparative entre les apprenants des Daara et les diplômés universitaires évoluant dans les mêmes créneaux. On ignore encore les facteurs d’échec des étudiants diplômés dans la création d’entreprises face à ces acteurs. Par conséquent, notre approche pour comprendre cette enquête sociale s’appuie principalement sur des informations qualitatives recueillies, des interviews d’acteurs majeurs produits de Daara. Une approche expérimentale pour comparer les succès des deux groupes d’intérêt dans un environnement contrôlé serait la voie recommandée pour la poursuite de l’étude et la validation du présent phénomène.

Mots clés

Esprit Daara, secteur informel, insertion socio-économique, stratégies des acteurs

Pendant longtemps, le rejet d’une fonction de sélection sociale assurée par l’école française a été, pour l’essentiel, au centre des stratégies d’insertion des acteurs majeurs du secteur informel Dakarois. L’institution scolaire moderne était-elle potentiellement réservée à ceux qui pouvaient en connaître les codes et donc, à qui elle était socialement destinée. En effet, l’éducation religieuse au Daara destinée à des jeunes essentiellement issus de familles modestes prédominait en milieu rural, et devait assurer, pour l’essentiel, la formation du groupe socioprofessionnel particulièrement actif dans l’économie informelle sénégalaise que sont aujourd’hui les entrepreneurs sortant des Daara murid dont l’émergence sur le champ économique fait l’objet d’une littérature abondante.

Ce constat empirique s’est parfois illustré par le fait que, dès le début des années 1980, une majorité écrasante des titulaires d’une maîtrise en sciences économique ayant fait l’objet de l’octroi de financement public pour des projets de création d’entreprises avait quasiment échoué en dépit d’un capital de départ substantiel. Cette constatation fut souvent reprise et justifiée par les profils inadaptés des cursus de l’éducation formelle. Les résultats louables du Daara dans cette perspective conduisaientà toutes sortes de comparaisons des comportements d’insertion professionnelle entre les uns et les autres.

D’emblée, on semblait reconsidérer l’éducation dispensée à l’école moderne. Celle-ci n’ayant pas permis, malgré toutes les théories élaborées dans les facultés de sciences économiques et les grandes écoles de management, et après parfois de longues années d’études, d’outiller ses bénéficiaires. L’endurance, la prise de risque, la résilience ou l’intelligence émotionnelle, les intuitions visant l’utilisation optimale des opportunités de son environnement, constituent autant de facteurs associés aux acquis éducatifs du Daara et à son aptitude à générer des dispositions entrepreneuriales. En d’autres termes, l’échec des maîtrisards en création et en gestion des entreprises était donc éloquent face au succès retentissant des sortants du Daara qui se mobilisaient dans des créneaux porteurs du secteur tertiaire et qui apparaissent comme créateurs de leurs propres emplois.

En somme, on admettait ainsi que, c’est parce qu’ils ont suivi une éducation au Daara et une formation qualifiante dans cette instance que ces derniers se sont forgé une identité singulière au travail, à l’origine des succès enregistrés dans le champ informel, tout au moins comparés à leurs concurrents potentiels.

Le rôle de l’éducation au Daara dans le devenir socioprofessionnel de ces entrepreneurs est ainsi perçu comme un déterminant majeur des résultats économiques enregistrés dans le secteur informel.

Ce présent article se propose de mettre en évidence les processus d’affirmation identitaire individuelle ou collective qui sous-tendent les dynamiques d’insertion d’acteurs majeurs issus de Daara. Ces processus font établir, tel un assentiment, l’existence d’une corrélation entre l’éducation au Daara Murid et la promotion des investissements productifs du secteur privé national. L’identité serait-elle forgée à travers des apprentissages cognitifs et des contenus de savoirs des structures éducatives passées et présentes de Daara, que sous-tend un système potentiel de valeurs et de compétences susceptible d’être traduit dans la vie professionnelle de ceux qui les ont acquis ?

Les pratiques professionnelles reflètent une certaine forme d’apprentissage social ou informel (Bandura, 1980) qui, sur le tas, suppose la confrontation à l’expérience et à la contrainte du réel liée à l’accès au secteur informel de ces acteurs préparés à affronter des barrières d’entrée de toutes sortes en vue d’une confrontation à l’expérience dans un espace de compétition. Charlier (2002), Propos recueillis au cours d’un entretien et dans le cadre d’une défense d’un travail de DEA en sciences de l’éducation. UCAD/ FASTEF/ 2002, mettait en évidence l’existence, en amont de toute dynamique d’insertion individuelle, de ces acteurs économiques majeurs dépositaires de codes d’accès dans les sphères de l’économie informelle prospère. Pour cet observateur, le succès des sortants de Daara serait dû en partie au fait que ceux qui contrôlent l’accès aux marchés informels, ne cooptent en réalité et ne laissent entrer dans ce champ de pouvoir que leurs pairs et reconnus comme agents et comme produits du même système d’éducation (alumni, acteurs originaires du même Daara,…)

Dans ce même registre, Diagne, A. 1 (1998), semble admettre l’existence d’un lien de cause à effet, mais laisse entrevoir toutefois la nécessité d’en rechercher les véritables causes dans les dures conditions d’existence dans ces structures éducatives rurales. Il s’agit de conditions intériorisées qui, selon lui, seraient à l’origine des comportements observés tels que l’éthique du travail, la capacité d’épargne ou l’endurance. Une telle vision considère plus fondamentalement que le comportement d’insertion des sortants de Daara relève davantage d’une illusion d’optique. Même si dans un propos quasi populaire, on désigne souvent les deux premiers milliardaires que le pays a connus au cours des décennies 1970 à 1980 dans le processus de développement du capital privé national comme étant des ressortissants de Daara. Des noms de personnages les plus fortunés, de surcroît Murid, sont donnés en guise d’illustrations et de témoignages 2.

La disparition de ces leaders de l’informel économique a dû léguer en termes d’infrastructures et de manne financière, un grand héritage au secteur économique informel et au travail atypique qui contribuent à amortir la paupérisation liée aux conjonctures de crise età façonner les identités professionnelles etplus globalement l’identité au travail.

Ainsi, selon un enquêté « les activités du secteur informel favorisent une distribution et une redistribution effective de revenus, et dans ce sillage, le Daara prépare à moindre coût, un type d’homme humble, créatif et au profil parfaitement adapté à ces exigences de l’environnement. Après avoir séjourné au moins cinq ans dans un Daara rural, cet entrepreneur en herbe s’insère harmonieusement dans des circuits productifs des secteurs informels marchands au Sénégal et partout ailleurs dans le monde entier ».

Aspects méthodologiques

À partir d’un dispositif reposant sur l’utilisation conjointe des méthodes qualitatives et quantitatives que nous avions mis en œuvre au cours d’une recherche de plus grande envergure 3, cette étude s’intéresse précisément aux sortants des Daara qui évoluent dans le secteur informel. Notre démarche heuristique avait conduit à opter pour un échantillon portant sur une entité caractéristique de la population à observer avec un choix d’échantillonnage permettant de distinguer les employeurs et des employés, notamment en vue de mettre en évidence les modalités d’insertion

  1. Diagne, A. (2002). Rapporteur du Jury de défense de DEA (Faye Diouf S. CUSE/ ENS/UCAD).
  2. Ces personnages étaient Ndiouga Kébé et Djily Leur disparition et la problématique de la transmission de l’héritage matériel qui en découle sont également sujettes à controverses.
  3. Cet article est le fruit d’une étude de plus grande ampleur intitulée Les entrepreneurs sénégalais produits de Daara, une étude de l’insertion socio-économique d’acteurs majeurs du secteur informel, thèse de doctorat en sociologie FLSH/

plus ou moins liées à la maîtrise différentielle du Coran ou à l’identité au travail. Ces personnes sont très dispersées dans la région de Dakar selon la structure de notre base de données, mais nous avions surtout ciblé les zones à forte concentration d’activités informelles en tenant compte de plusieurs secteurs d’activités dans les différentes localités où exercent les sujets ayant la chance d’appartenir à notre échantillon. Les enquêtés sont choisis quasi arbitrairement sous forme de quotas dans un échantillonnage non probabiliste. Nous avions recherché des informations précises sur les comportements d’ensemble et leur signification, mais aussi sur les systèmes de relations qui font fonctionner les structures de la population considérée pour comprendre les ressorts des processus d’insertion différentielle entre des catégories d’acteurs qui ont eu quasiment le même parcours éducatif. En interrogeant le dispositif d’éducation et le parcours des acteurs, nous avions essayé de retrouver des « donneurs d’ordre éventuels ». L’analyse prend notamment en compte les actions auxquelles ces derniers accordent des significations

construites, comme expression d’un système de valeurs communes.

Enjeux méthodologiques dans l’usage du concept de secteur informel et son contexte de développement

Dans une approche positiviste promue par les institutions internationales 1, le concept de secteur informel traverse deux époques. Selon Lautier (2004) : « au cours d’une première époque allant du début des années 1970 jusque vers 1986 on y voyait le lieu de développement de stratégies de survie. Dans une seconde époque (à partir de 1987) et devant la “catastrophe” sociale engendrée par l’ajustement structurel, on fait de l’informel le lieu de la solution de tous les problèmes sociaux. À la fin des années 1990, le “secteur informel” cède la place dans le discours des institutions de Breton Wood à un autre thème, la lutte contre la pauvreté, lui-même très lié à celle de la “bonne gouvernance” et celle de la “micro finance” ».

Dans ce contexte, la référence à l’économie informelle a permis de « boucler » un nouveau discours sur le développement. Ainsi, la question de savoir s’il est légitime de parler de « secteur informel », Lautier (2004) répond nettement : « d’une part à cause de son hétérogénéité, d’autre part, si l’informalité se définit par le non-respect des règles, elle est partout présente à un degré ou à un autre, y compris au cœur de l’État et même dans les grandes firmes ».

Certes, l’économie informelle ne constitue pas un secteur à part entière, mais elle a sa spécificité. Elle est structurée par un ensemble de mécanismes économiques et de logiques sociales. Au-delà du caractère commun du non-respect de la loi (nous dirions plutôt non-codification des règles, car sans respect de règles codifiées ou juste comprises, aucune entreprise ne peut fonctionner correctement

  1. Il s’agit des institutions de Breton Wood, particulièrement le Bureau international du travail et la Banque mondiale.

ou être profitable), qu’est-ce qui permet de penser la logique de reproduction de cette économie, et de la différencier autrement qu’en fonction des activités exercées et empiriquement observées ? On fait constater l’inexistence de barrières à l’entrée ou l’existence d’une facilité d’entrée comme une constante dans les analyses des organisations internationales. L’affirmation de l’existence de barrières à l’entrée peut être regroupée en deux catégories. Il y a les barrières financières, souvent élevées, que les microentreprises de production doivent particulièrement surmonter. De plus des activités qui nécessitent très peu de capital fixe peuvent nécessiter un capital circulant élevé comme c’est le cas dans de nombreuses activités commerciales. Ce type de barrières à l’entrée joue un rôle fondamental pour comprendre la différenciation interne de l’économie informelle.

Une autre catégorie de barrières à l’entrée est constituée par un ensemble de barrières non financières. Leur importance, qui échappe souvent aux économistes, est plutôt mise en lumière par un travail anthropologique tel que celui relatif à l’existence de la caste des forgerons à Kaolack. Il existe également des barrières fondées sur l’appartenance ethnique, transmission de savoir-faire, ou sur le rapport entre éthique religieuse et discipline ou le monopole attaché à l’appartenance religieuse. La plus importante des barrières non financières relève enfin de la difficulté à pénétrer un réseau. Celui-ci peut prendre des formes multiples ou les combiner : réseau de transmission de l’information (sur la clientèle, les concurrents, les fournisseurs, la police…) ; réseau commercial (groupement d’achat ou de vente) ; réseau d’auto-organisation du marché (partage du marché, règlement des conflits) ; réseau d’auto-organisation collective (éventuellement armé). Ces multiples réseaux imbriqués peuvent être constitués sur des bases elles-mêmes diverses : communauté de castes ou de religion ; communauté d’origine géographique ; communauté ethnique ou de parenté. Mais ils peuvent être aussi constitués par le voisinage, la solidarité politique et les relations de clientèle ou parfois une rencontre de hasard suivie d’une mise à l’épreuve initiatique.

L’importance des réseaux est tout aussi liée à l’absence de titres de distinction ou de diplômes ; ce qui donc sous-tend fortement l’emploi indépendant. En somme, l’appartenance à des réseaux familiaux, amicaux, associatifs ou syndicaux est une condition nécessaire pour exercer ce type d’activités de l’économie informelle et pour l’apprentissage d’un ensemble de codes liés à l’appartenance au réseau qui constitue un élément principal de la qualification de ces travailleurs atypiques.

Pour ce qui concerne les microentreprises de production et de réparation, réseaux et connaissances acquises dans l’apprentissage (souvent plus de dix ans d’apprentissage) jouent toujours conjointement, l’inscription dans les premiers étant toujours la condition de l’acquisition des secondes. Les connaissances techniques ne sauraient suffire. Pour devenir son propre patron, l’apprenti devra fidéliser sa clientèle et profiter de son appartenance à une confrérie comme à Dakar (Antoine, 1992). La qualification est définie à la fois par les connaissances techniques et par ce savoir-faire social qui permet de plus ou moins bien valoriser ses réseaux. Dans les activités autres que celles de production ou de réparation, la qualification est encore plus difficile à discerner de l’inscription dans ses réseaux.

Enfin, la religion joue un rôle important en matière de barrières à l’entrée, généralement comme facteur associé à d’autres communautés d’origine géographique. C’est précisément le cas dans le développement d’un secteur informel promu par la communauté confrérique Murid. Ce secteur contribue en particulier à faire de la confrérie Murid un moteur du développement économique au Sénégal 1.

Contenus de savoirs, valeurs et processus d’insertion socio-économique

Plus que par le passé, le concept d’efficacité est appliqué à l’éducation comme l’étendard d’un nouveau management des systèmes éducatifs. L’efficacité interne d’un système éducatif renvoie au fonctionnement du système en lui-même et en sa capacité à faire en sorte que les objectifs strictement pédagogiques ou scolaires soient atteints. Sous ce rapport, les produits de Daara auraient mobilisé à la fin de certains stades de leurs cursus des acquis attendus.

Au travers d’objectifs strictement pédagogiques et didactiques il convient d’appréhender une relation entre la forme scolaire de l’éducation reçue, y compris les aspects didactiques, et le niveau d’insertion dans l’étude du Coran.

L’efficacité externe renvoie à la relation entre le système éducatif et l’ensemble de la société, à sa capacité à atteindre des objectifs sociaux, économiques et politiques assignés par la communauté. Dans cette approche, les acquis didactiques ne sont plus une fin en soi, et dans ce cadre, nous nous interrogeons par exemple sur le lien entre éducation et emploi (les produits de Daara s’insèrent-ils mieux sur le marché du travail ?)

Cette efficacité externe du système éducatif du Daara Murid est apparue déterminante dans la croissance du secteur informel Sénégalais. Elle implique une valorisation des relations entre le Daara et le développement de la communauté Murid pour la réalisation d’objectifs majeurs socialement fixés.

Cette perspective induit ici un certain rapport aux valeurs, celles de la communauté Murid qui traduit la capacité des acteurs issus de Daara à poursuivre

  1. Comme on peut le lire dans l’encyclopédie Universalis (Islam et Histoire. L’affirmation musulmane au xxesiècle. Corpus 12, Individu et société p.488) : « un phénomène significatif de l’Islam au Sénégal est la naissance de la confrérie Murid au début du xxe siècle autour d’Ahmadou Bamba, un mystique longtemps déporté et persécuté par les Français. » « Le Mouridisme qui a bâti sa fortune sur l’exploitation intensive de l’arachide, est devenu une sorte d’État dans l’État, avec lequel le pouvoir doit régulièrement négocier » (Copans). Cette thèse est de plus en plus contestée. Cheikh Guèye (2002) n’écarte pas les ressorts économiques et politiques de l’expansion de la confrérie mais il met en avant plutôt l’aspect culturel par l’éducation de masse. Il propose ainsi une vision de la confrérie de l’intérieur c’est-à-dire celle des Murid par eux-mêmes (tradition orale et textes hagiographiques riches en wolofal (transcription du wolof en graphie arabe).

certaines fins à partir d’actions « rationnelles par rapport aux valeurs » selon l’expression de Weber.

L’acteur sujet, produit de cette instance éducative, adhère par conviction aux fins qu’il poursuit, ce qui relève d’une dimension subjective. Mais il existe également une dimension objective manifestée par des actes. Sous ce rapport, l’étude des valeurs du Daara dans l’activité sociale implique à la fois une approche des valeurs tenues pour collectives (religieuses et morales) et implique que les conduites individuelles soient motivées par de telles valeurs.

L’insertion socio-économique pour l’acteur estexpliquée à partir de mécanismes par l’intermédiaire desquels la reproduction d’un leadership économique Murid se trouve assurée. Comme le fait remarquer Boudon (1995) « les convictions morales, lorsqu’elles prennent un caractère collectif s’appuient sur des systèmes de raisons valides et communicables ». Le sens pour l’acteur de ses croyances, de ses actions et de ses comportements se fonde sur des raisons fondées et ne saurait être analysé comme privé car étant au cœur de phénomènes collectifs.

L’élaboration des curriculums met en exergue la volonté constante de maintenir et de construire un groupe rendu cohérent à partir d’une identité forte susceptible de stimuler la production symbolique. Il s’agit d’une exigence partout présente dans les systèmes d’éducation du Daara Murid. Certes, cette volonté est sous- jacente dans tout enseignement, mais de façon souvent indirecte. Le principe est d’orienter des comportements pour qu’ils deviennent compatibles avec des valeurs, légitimées par un consensus socioculturel plus ou moins large. Ces valeurs sont portées par la structure éducative et donc par les leaders chargés de la définition des curriculums et du choix des contenus légitimes à enseigner. Ces valeurs sont notamment portées par l’unité d’interaction apprenants, maîtres, marabouts, que sont les enseignants du Daara.

Légitimement, ces leaders, ayant la charge d’activer les leviers du dispositif d’insertion dans le secteur informel, détiennent enfin des pouvoirs dont celui de recruter et d’intégrer en premier lieu les sortants de Daara. Il s’agit précisément d’un enjeu de pouvoir qui est également un enjeu de savoir et de protectionnisme qui leur fait remplir une mission à la fois cruciale et complexe. En tout état de cause, les rapports aux savoirs transmis par le Daara jouissent d’une forte légitimité au-delà de la diversité de logiques de construction identitaire avec des différences d’approches auxquelles s’adosse l’étude du Coran et de l’exégèse.

Dans cette perspective, un certain nombre de traits, de clichés ou de stéréotypes restent potentiellement attribués aux acteurs issus des Daara Murid et permettent d’en dresser un profil ou un portrait caractéristique qui leur confère une identité singulière. L’identité des acteurs est porteuse de sens dans les univers religieux. On procède souvent à des classifications stéréotypées dans un espace, qui, en promouvant le « sujet psychologique », c’est-à-dire un moi subjectif privé de ses fondements rationnels, engendre un état de soumission qui dicte à l’acteur ses valeurs de solidarité, de confiance mutuelle et d’esprit d’entreprise au-delà des métaphores de la mystique du travail.

Les enjeux personnels souvent inconscients, associés au savoir ou à un champ du savoir (comme l’activité commerciale) jouent un rôle dans l’organisation psychique du sujet. Et comme toute production sociale, l’organisation des savoirs peut être diluée dans des phénomènes culturels qui induisent une transposition originale des méthodes de travail au niveau de l’entreprise informelle.

De la construction identitaire aux manipulations religieuses

Pour reprendre une conclusion de Mead (1963) relative à une enquête : « Un à un, des aspects du comportement que nous avions coutume de considérer comme faisant invariablement partie de la nature humaine, se révélèrent être simplement des résultantes du milieu. » Bourricaud (1952) fait remarquer « qu’au-delà des particularismes par lesquels les groupes se distinguent et s’opposent, l’unité d’une conscience collective et d’une situation commune tend à s’imposer à l’observateur ». L’idée induite selon laquelle les acteurs majeurs du secteur informel sont singulièrement dotés d’une identité au travail a été une entrée possible pour appréhender, à travers un processus expressif, le processus d’insertion des acteurs. L’identité est une définition sociale d’une réalité à la fois personnelle (acteur singulier) et impersonnelle (entité collective). Aussi, à une identité collective profondément vécue peut se substituer le repli sur des familles idéologiques, des bandes, des sectes, des tribus etc. Dans ce registre, les lignages et les familles religieuses sont des bases importantes de formation d’un espace maraboutique qui se révèle être le terreau de la confrérie. (Guèye C., 2002, p. 49) rappelle dans

« La Capitale des mourides » que « des saints aux yeux des Murid se conjuguent pour faire du mouridisme une confrérie originale qui se singularise par sa discipline, sa capacité de mobilisation et son dynamisme ».

De ce point de vue, l’action éducative du Daara Murid a eu comme mission de rendre une catégorie sociale de jeunes identiques, face aux exigences d’un modèle de formation d’un esprit Daara, comme facteur d’insertion permettant de légitimer des manifestations identitaires et de solidarité de groupe. Elle consacre ainsi l’affirmation d’une ressemblance entre les membres du groupe identitaire et d’une différence avec les autres vécue comme inscrite en nature. La notion d’identité occupe une place importante dans les questions d’intégration ou de résistance culturelle. Dans la mesure où l’appartenance à un groupe, à une culture, à une société est une façon de construire sa propre image de soi, on comprend que des problèmes se posent à un groupe qui se trouve immergé dans une société où il ne se reconnaît pas.

Dans les parcours migratoires, les produits de Daara sont mondialement implantés. À travers des logiques intériorisées, ils négocient sans conflits leur intégration à la société nouvelle et par la volonté implicite de résistance et de maintien de l’identité originaire leur permettant de redéfinir des pratiques religieuses, des symboles et du corpus rituel.

Revendication identitaire et manipulation religieuse

En réaction à une sorte de crise d’identité, on assiste souvent à une sorte d’exacerbation identitaire. Comprendre ce phénomène revient alors à s’interroger sur l’affaiblissement de l’identité nationale ou sur le désenchantement des grandes religions. Il s’agit là d’interrogations sur des formes spécifiques d’anomie, laquelle est toujours une maladie de l’identité par un affaiblissement des solidarités intégratives, et sur de nouvelles solidarités qui ont pu naître sous l’impulsion d’un Mouridisme confrérique 1 et qui interviennent comme pour combler un vide existentiel. Dans ce contexte, la foi religieuse associée à l’éthique du travail et à l’endurance, révèle dans ce processus de valorisation, le triomphe d’intérêts catégoriels ou confrériques fondés sur un système de relations.

Dans leurs projections d’insertion, ceux qui exercent pleinement une activité rémunérée comme ceux qui en sont à la recherche se retrouvent au sein d’un même espace où ils évoluent principalement sous le sceau confrérique. Le parrainage, les modes de financement et de recrutement reposent sur des mécanismes de confiance mutuelle et de solidarité fonctionnant à la fois dans le cadre d’une économie solidaire inclusive et dans un cadre religieux.

Les relations de parenté et de proximité entre employeurs et employés confirment la prégnance d’un recrutement influencé par l’expérience au Daara. La relation entre l’autorité légitime et les membres du réseau des Daara qui lui sont soumis est asymétrique. Pour reprendre Elias (1987, p. 104) « on ne peut comprendre l’individu qu’à partir de sa forme de coexistence avec les autres, et dans le cadre de la vie collective ».

En somme, les acteurs, produits de Daara, préfigurent l’émergence de cette catégorie d’entrepreneurs « agressifs » qui implique, au-delà de la communauté d’existence au sein de la confrérie du Mouridisme, une volonté d’action commune en vue d’une certaine organisation de la collectivité dans laquelle s’expriment des intérêts communs.

L’insertion est appréhendée comme la résultante de l’action de mécènes et/ ou d’autres répondants de marabouts responsables de Daara. Ils sont chargés de

  1. Selon Babou, C. A. (2007), la confrèrie Murid est la plus étudiée de l’Afrique au Sud du Sahara. Elle a été fondée au Sénégal en 1884 par Ahmadou Bamba Mbacké (1853-1827). Ce dernier est aujourd’hui considéré comme la figure la plus influente de l’histoire sénégalaise. L’auteur répond notamment à la question : comment les Murid conçoivent-ils leur confrérie à l’intérieur de laquelle le religieux et l’économique sont intimement liés ?

la prescription des contenus de savoir et, par conséquent, de la construction de ce qui peut et doit être enseigné à travers une éducation qui confère une attitude volontariste consistant à faire comprendre aux apprenants pourquoi telle attitude

« vaut mieux » que telle autre. Cette éducation s’appuie sur une transmission de savoirs et récuse des techniques comme celles du « débat argumenté ». Elle implique le risque d’endoctrinement et l’émergence de valeurs attribuées au curriculum.

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